Je ne me rappelle plus tellement, pourtant il me semble que c’était durant un après-midi des plus ternes que j’entendis pour la première fois le son de ma voix retentir. Ce jour-là, mes parents l’attendaient comme on attend le Soleil après la pluie, mais ils furent déçus. J’aurais aimé qu’ils me racontent cet instant avec cette pointe d’émotion qui rend le récit envoûtant, presque iréel. Celle que l’on emploie lorsque l’on veut narrer au monde entier ce qui est pour nous, l’un des plus beaux jours de notre maussade existence. Cependant, leurs yeux ne brillaient pas, leurs voix ne tremblaient pas, leurs sourires ne s’exhibaient pas. Non, ils ne me l’ont jamais démenti, ils aurait préféré voir un garçon sortir de ce foutu trou, soi-disant pour perpétuer leur importante lignée dont je n’étais la bienvenue. Je ne leur ai jamais pardonné d’avoir ainsi renié mon existence pour le simple fait de ne pas avoir de poils sur le torse.

À huit ans, je récitais les bonnes manières élémentaires comme l’on récite l’alphabet, je veillais à ne pas tâcher mes habits parfois trop étriqués que l’on m’obligeaient à porter, j’évitais de fréquenter les autres enfants bien trop communs selon mes parents. Je n’allais pas à l’école, j’avais des professeurs particuliers qui avaient le don de rendre mes parents fièrs lorsque mes quelconques progrès étaient annoncés comme la venue du Christ en personne. J’ai toujours pensé qu’ils avaient raison, que j’étais supérieur, qu’il était de mon devoir de me montrer sans cesse sous mon plus beau jour, sans ne jamais connaître une enfance normale. Pourtant le soir, je m’asseyais sur le rebord voilé de ma fenêtre, écartais de mes doigts le fin rideau et observais. Observais les jeunes têtes blondes rire, danser, chanter. Alors je me réconfortais en me disant que moi je savais jouer du piano, dire des phrases entières en français, et quelques mots d’espagnol. Qu’est-ce que j’étais naïve.

À mes onze ans, mes parents acceptèrent enfin de me mettre dans une école privée à la suite de mes nombreuses et insistantes demandes. J’aurais aimé hurler, crier ce qui me nouait le ventre depuis si longtemps, mais cela aurait été mal vu. C’était donc vêtis de ma plus belle robe, de mon col parfaitement blanc, de mes tresses nouer de rubans en sois et d’un sac à dos faisant à vue d’œil le double de mon poids que j’entrais pour la première fois d’un un monde que je qualifierais de normal. Cependant, malgré mon envie qui en devenait presque oppressante de franchir ce ravin qui m’étouffais depuis tant d’années, j’hésitais, tremblais. C’étais pour moi sauter dans un trou sans fond, sans savoir si quelque’un me rattraperais à la fin. Malheureusement, je me sentis aussi épaisse qu’un baleine obèse lorsque je me rendis compte qu’il n’y avait personne, que chaque jour je m’écrasais un peu plus, face contre terre, subissant les moqueries des autres. Le soir, lorsque je rentrais, je mettais en pratique ce que mes parents m’avait appris dès mon plus jeune âge, je feignais de sourire. Je pensais que tout s’arrangerait, comme dans les contes de fées. Alors tout les matins j’y retournais, et tout les soirs je pleurais.

Ce fut à seulement quatorze ans, que mon côté d’adolescente rebelle prit le dessus. La veille d’une journée de cour, je dissimulais à l’intérieur de mon sac, des habits préalablement achetés avec mes nouveaux amis et qui me permettaient de me fondre plus facilement dans la masse. Aller étudier était devenu pour moi aussi agréable qu’une journée en bord de mer. Ainsi, je quittais mon monde antique, et je pénétrais dans un lieu de détente et de renouveau. J’avais grandi, évolué. Malheureusement, mes parents étaient restés au stade des bonnes manières, et avaient sûrement dû louper une époque. Plus le temps passait, plus ceux-ci m’exaspéraient. Je n’étais plus celle d’avant, mais ils refusaient de l’admettre. Je voulais qu’ils comprennent que tout ce temps ils m’avaient oppressé, étouffé, que j’avais suffoqué. Tout se déclencha lors d’une soirée dont j’avais cacher l’existence à mes créateurs. En moi, l’envie de les blesser, de les humiler croissait, m’imprégnait, me démangeait. Alors je bus, me déhanchai, m’amusai comme une vrai américaine. Quel fut leur surprise que au petit matin ma tête d’ivrogne passa le pas de la porte. Leur réaction eut pour don de me faire hurler, crier, pleurer. On déménageait. Mes fréquentations étaient devenu selon leurs propres mots «  déplacées ». Je ne voulais pas partir, je ne voulais pas tout recommencer à nouveau. Mais je me sentais impuissante face à tout cet accablement que représentait ma pauvre vie. Et ce qui devait arriver, arriva. Pendant des mois, je restais cloîtrée dans ma chambre qui était devenue mon entre, mon repère. Je ne pouvais imaginer qu’il m’avait imposé ce tel changement. Je ne mangeait presque plus, refusait de leur adresser la parole. J’étudiais, sans cesse, m’accrochant au seul rêve qui me restait. Je voulais devenir une grande avocate. Lorsque j’étais enfant, je me disais que mon futur métier me permettrait de les juger, de les accabler devant le monde entier, et de leur montrer ce qu’il m’avait fait endurer. L’année de mes dix-huit ans, je m’inscrivis malgré leurs plaintes devenues anodines dans une université où je pourrais enfin ne plus voir leur tête de parents dont on a enlevé leur seul jouet. Cambridge.